En 1949, la France est à peine sortie de la 2ème Guerre Mondiale, et les idées sont presque les mêmes que pendant la période pétainiste. Le Maréchal Pétain, chef de l’Etat français, avait créé la fête des Mères le 25 mai 1941, le président de la République française Vincent Auriol en fera à nouveau une fête officielle le 24 mai 1950. La femme, c’est avant tout la mère, et de nombreuses lois sont promulguées pour renforcer la natalité en baisse depuis longtemps : allocations familiales, allocation de salaire unique, quotient familial. De la droite ultra-catholique à la gauche communiste, (il n’y a pas encore d’ultra ou d’extrême gauche), la vision nataliste s’impose.
Or que dit Simone de Beauvoir ? Que l’instinct maternel n’existe pas, que la maternité, autant que la mariage, aliène la femme. Mieux encore. Avant sa publication définitive, deux chapitres du Deuxième sexe sont publiés en avant-première dans les Temps Modernes, revue dont Simone de Beauvoir est co-fondatrice. Ces deux chapitres sont celui sur la mère, qui commence par un plaidoyer de quinze pages sur l’avortement ; et celui sur l’éducation sexuelle qui montre l’importance du lesbianisme pour la jeune fille.
Les réactions masculines sont immédiates, et violentes. A droite, François Mauriac demande à la jeunesse française si l’initiation sexuelle de la femme est à sa place au sommaire d’une grave revue littéraire et philosophique . A gauche, Frank Kanapa, directeur de la revue communiste la Nouvelle Critique dénonce la basse description graveleuse, l’ordure qui soulève le cœur. En revanche, au début, les femmes réagissent assez peu, et ce n’est que progressivement qu’un certain nombre d’entre elles vont se rapprocher de l’auteure. Ce sont surtout des femmes écrivaines, enseignantes ou journalistes.
Cependant le livre connaît un immense succès de librairie, et surtout va être rapidement traduit dans de nombreuses langues. A l’heure actuelle, on peut compter des traductions en près de cinquante langues.
Quelques extraits permettent de comprendre le choc provoqué par la publication de cet ouvrage.
Ce premier extrait constitue la définition de base, le point de départ de toute la réflexion : On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin.
Viennent ensuite quelques critiques du mariage. Nous les connaissons d’ailleurs depuis des siècles.
le principe du mariage est obscène parce qu’il transforme en droits et devoirs un échange qui doit être fondé sur un élan spontané ;
il y a quantité de ménages qui « marchent bien », c’est-à-dire où les époux arrivent à un compromis ; ils vivent l’un à côté de l’autre sans trop se brimer, sans trop se mentir. Mais il est une malédiction à laquelle ils échappent fort rarement : c’est l’ennui
Le drame du mariage, ce n’est pas qu’il n’assure pas à la femme le bonheur qu’il lui promet-il n’y a pas d’assurance sur le bonheur- c’est qu’il la mutile : il la voue à la répétition et à la routine. Les vingt premières années de la vie féminine sont d’une extraordinaire richesse ; la femme traverse les expériences de la menstruation, de la sexualité, du mariage, de la maternité ; elle découvre le monde et son destin. A vingt ans, maîtresse d’un foyer, liée à jamais à un homme, un enfant dans les bras, voilà sa vie finie pour toujours.
Ce ne sont pas les individus qui sont responsables de l’échec du mariage : c’est à l’encontre de ce que prétendent Bonald, Comte, Tolstoï- l’institution elle-même qui est originellement pervertie.
Les critiques les plus sévères, les plus choquantes pour l’époque, vont porter sur la maternité et sur la « féminité ».
Pour Simone de Beauvoir, la survalorisation de la maternité qui fait de cette fonction le véritable accomplissement de la femme est l’une des principales causes de son asservissement.
C’est précisément l’enfant qui selon la tradition doit assurer à la femme une autonomie concrète qui la dispense de se vouer à aucune autre fin.
Tous ces exemples suffisent à montrer qu’il n’existe pas d’« instinct maternel » : le mot ne s’applique en aucun cas à l’espèce humaine. L’attitude de la mère est définie par l’ensemble de sa situation et par la manière dont elle l’assume.
L’une des analyses de Simone de Beauvoir nous amène à remettre partiellement en question notre hypothèse. La maternité peut jouer, chez la femme, la même fonction que la passion amoureuse : la femme est justifiée d’exister par la seule maternité, sans avoir besoin de la réciprocité indispensable dans la relation amoureuse. En fait, nous avions vu avec Mlle de Lespinasse que cette réciprocité peut ne pas exister. Ce qui la justifiait, c’était d’aimer, alors que ce qui, selon elle, justifie la plupart des femmes, c’est d’être choisie. L’absence de réciprocité peut donc ne pas constituer un obstacle, mais on peut penser également, que la dimension pathologique ou, plus exactement, psychotique, de cette relation, atteint son plus haut degré dans ces amours sans réciprocité.
Cependant cette justification par la maternité ne va pas sans risques, en particulier pour l’enfant lui-même :
Comme l’amoureuse, la mère s’enchante de se sentir nécessaire ; elle est justifiée par les exigences auxquelles elle répond ; mais ce qui fait la difficulté et la grandeur de l’amour maternel, c’est qu’il n’implique pas de réciprocité : […] en face de lui la femme demeure seule ; elle n’attend aucune récompense en échange de ses dons, c’est à sa propre liberté de les justifier. Car le dévouement maternel peut être vécu dans une parfaite authenticité ; mais, en fait, c’est rarement le cas. Ordinairement, la maternité est un étrange compromis de narcissisme, d’altruisme, de rêve, de sincérité, de mauvaise foi, de dévouement, de cynisme. Le grand danger que nos mœurs font courir à l’enfant, c’est que la mère à qui on le confie pieds et poings liés est presque toujours une femme insatisfaite : sexuellement elle est frigide ou inassouvie ; socialement elle se sent inférieure à l’homme ; elle n’a pas de prise sur le monde ni sur l’avenir ; elle cherchera à compenser à travers l’enfant toutes ces frustrations. Une mère qui fouette son enfant ne bat pas seulement l’enfant, en un sens elle ne le bat pas du tout : elle se venge d’un homme, du monde, ou d’elle-même ;
Quand paraît le Deuxième Sexe, nous sommes encore dans le mythe de l’ « Eternel féminin » d’une part, dans celui de la femme aimante et soumise d’autre part, ces deux dimensions caractérisant la « féminité ». Simone de Beauvoir va critiquer les deux dimensions à la fois, mais son approche est particulière, dans la mesure où elle va particulièrement insister sur la responsabilité de la femme. S’en étonner, c’est ne rien avoir compris à l’Existentialisme. L’attitude existentialiste est dialectique : il ne s’agit pas de nier le déterminisme, il ne s’agit pas non plus de nier la liberté. Je suis déterminé par la société à laquelle j’appartiens, mais ma liberté dépend de moi, et ce n’est pas en accusant les autres, le système, Dieu, etc. que je peux me libérer, mais en tachant de conquérir cette liberté. D’où la double critique : celle de la société qui opprime la femme, celle de la femme qui se soumet à cette oppression.
La femme qui conquiert une indépendance virile a le grand privilège d’avoir affaire sexuellement à des individus eux-mêmes autonomes et actifs...
Seulement rares sont en vérité les femmes qui savent créer avec leur partenaire un libre rapport ; elles se forgent elles-mêmes les chaînes dont il ne souhaite pas les charger :
Le fait est que la femme traditionnelle est une conscience mystifiée et un instrument de mystification ;
La dispute durera tant que les hommes et les femmes ne se reconnaîtront pas comme des semblables, c’est-à-dire tant que se perpétuera la féminité en tant que telle.
Si dès l’âge le plus tendre, la fillette était élevée avec les mêmes exigences et les mêmes honneurs, les mêmes sévérités et les mêmes licences que ses frères, participant aux mêmes études, aux mêmes jeux, promise à un même avenir, entourée de femmes et d’hommes qui lui apparaîtraient sans équivoque comme des égaux, le sens du « complexe de castration » et du « complexe d’Oedipe » seraient profondément modifiés. Assumant au même titre que le père la responsabilité matérielle et morale du couple, la mère jouirait du même durable prestige ; l’enfant sentirait autour d’elle un monde androgyne et non un monde masculin.
Ce qui serait surtout profitable à la jeune fille, c’est que ne cherchant pas dans le mâle un demi-dieu, mais seulement un camarade, un ami, un partenaire, elle ne serait pas détournée d’assumer elle-même son existence ; l’érotisme, l’amour prendraient le caractère d’un libre dépassement et non celui d’une démission ; elle pourrait les vivre comme un rapport d’égal à égal [1] . D’où la mise en évidence de la différence que la société induit entre l’homme et la femme. Le privilège que l’homme détient et qui se fait sentir dès son enfance, c’est que sa vocation d’être humain ne contrarie pas sa destinée de mâle. Tandis qu’il est demandé à la femme pour accomplir sa féminité de se faire objet et proie, c’est-à-dire de renoncer à ses revendications de sujet souverain.
La vraie différence se situe entre l’homme, et la femme qui cherche à se libérer de ce destin. Si elle accepte ce destin, elle ne sera pas libre, elle sera mutilée comme être humain. Si elle le refuse, dans le contexte actuel, elle refuse l’homme, et donc la maternité.
C’est ce conflit qui caractérise singulièrement la situation de la femme affranchie. Elle refuse de se cantonner dans son rôle de femelle parce qu’elle ne veut pas se mutiler ; mais ce serait aussi une mutilation de répudier son sexe. L’homme est un être humain sexué.
L’après 68 va entraîner un changement important dans la vie de Simone de Beauvoir. Elle était restée assez éloignée de tous les mouvements féministes : elle se lance dans l’action, rejoint le MLF, signe le manifeste des “343 salopes” qui affirment avoir avorté et demande donc à être inculpée avec les autres accusées du procès de Bobigny. Elle participe à la fondation de plusieurs associations et revues, comme Choisir, la Ligue du droit des femmes ou Questions féministes.
Progressivement, deux tendances vont se détacher à partir de l’élan donné par le Deuxième sexe. Actuellement ces deux tendances se sont nettement séparées et leur opposition autour d’une loi récente va nous permettre de bien les différencier.
Il s’agit de la loi du 8 juillet 1999, dite loi sur la parité. Deux tendances s’opposent, écrivais-je plus haut. Curieusement nous connaissons déjà ces tendances, mais elles apparaissent dans un contexte différent.
La première tendance, que l’on pourrait appeler égalitariste, est l’héritière de la pensée de Simone de Beauvoir. Ces femmes refusent la notion même de différence, accusant cette notion d’être à l’origine même des discriminations. En cela elles ont historiquement raison. Souvenons-nous de l’opposition, pendant la Révolution française, entre les idées de Rousseau et celle de Condorcet. Pour ce dernier, disciple de Descartes, la pensée, qui est du domaine de l’inétendu, n’a pas de sexe. La Cogito est autant valable pour une femme que pour un homme. Rousseau, au contraire, considère qu’il y a une différence de nature entre l’homme et la femme. Le domaine de celle-ci est la maison, non la cité. Seul l’homme est citoyen. Introduire une discrimination positive en faveur des femmes en établissant un quota, c’est nier le principe républicain de l’égalité des droits, c’est se tromper d’adversaire : l’ennemi principal, c’est le capitalisme.
La deuxième tendance revendique au contraire cette différence, tout en se situant, bien évidemment, loin de Rousseau. Pour l’une de ses porte-parole, la philosophe Sylviane Agacinski, il s’agit de critiquer un universalisme abstrait qui remplace les êtres humains différenciés par un concept d’homme universel indifférencié. Car, en fin de compte, ce concept aboutit à définir un homme universel différencié. Il est évident que la langue française, qui utilise le même mot pour définir une espèce, l’homme opposé à l’animal, et un genre, l’homme opposé à la femme, a une fâcheuse tendance à induire ce rabattement. Pour ce groupe de femmes, le principal adversaire, c’est le patriarcat.
Cette opposition peut trouver également son origine dans l’Histoire. Traditionnellement, la Gauche a été l’alliée du féminisme. On le voyait déjà avec le livre de Engels sur les origines de la famille de la propriété et de l’Etat. Mais ce soutien était ambigu. Il distinguait l’aliénation principale, celle due à la lutte des classes, et l’aliénation secondaire, celle due au patriarcat. Il fallait que la première ait disparu pour qu’on s’occupe de la seconde [2]. Or, pour Sylviane Agacinski, la chute du Mur de Berlin, la disparition de l’URSS et par là des deux blocs antagonistes, tout cela montre qu’il n’a plus rien à attendre d’une Révolution, et donc de la Gauche, et que la lutte doit se faire sur le plan politique, celui des réformes.
Avant d’aller plus loin dans l’analyse de cette opposition, il me paraît important de dire un mot d’un ouvrage qui a pratiquement disparu des comptoirs des librairies, je veux parler du livre de la médecin allemande Esther Vilar le Sexe polygame, publié en 1976. Cet ouvrage a été très mal reçu par la plupart des féministes, et son auteure considérée comme une traîtresse à la cause des femmes. Esther Vilar voit trois instinct principaux dans l’animal humain : un instinct de conservation commun à toutes les espèces, la recherche d’un partenaire sexuel, la recherche d’un objet à protéger. Selon elle, dans de nombreuses sociétés, en particulier dans les milieux urbains des sociétés occidentales, la femme a fait un choix particulier. Elle a nié son désir sexuel, elle s’est transformé en « objet à protéger » de l’homme, en lui retirant en même temps le droit de s’occuper des enfants. Deux conséquences contradictoires : l’homme appelle sa compagne « mon bébé », les femmes entre elles s’amusent de l’infantilisme de leurs compagnons. Quel a été le gain de tout cela ? La femme, être faible – et l’on voit bien que cette analyse ne concerne ni les ouvrières, ni les paysannes-, la femme a obtenu la possibilité de rester tranquillement chez elle, tandis que les hommes allaient travailler à l’extérieur. Donc, selon Esther Vilar, les féministes n’ont rien compris à la situation véritable de la femme, inférieure et esclave en apparence, dominante en réalité.
Cette différence politique entre les deux groupes féministes se double d’une différence d’analyse de la phrase qui introduit le Deuxième Sexe : On ne naît pas femme : on le devient.
Les groupes féministes qui se réclament de Simone de Beauvoir continuent à interpréter cette phrase comme un refus de la féminité telle que la définit la société patriarcale.
Mais de nombreux autres groupes, tant en France qu’à l’étranger, surtout dans les pays anglo-saxons, comprennent le second fragment « on le devient » ; comme un ordre, une objurgation.
Ces groupes reprochent à Simone de Beauvoir d’avoir eu une vision négative de la féminité et surtout de la maternité. Simone de Beauvoir avait inventé le terme de « féminitude » calqué sur celui de « négritude ». La lutte violente du Black Power contre le White Power va devenir un modèle. L’excès, on le trouve dans le livre de Valerie Solanas, S.C.U.M. Manifesto (Society for Cutting Up Men, c’est-à-dire Société pour la castration des hommes). Elle propose pour dénouement de sa fiction où les femmes deviennent les « maîtres du monde » l’assassinat de tous les hommes. N’oublions pas cependant que la Camerounaise Calixthe Béyala, dans C’est le soleil qui m’a brûlée, imaginait également un meurtre commis par son héroïne comme solution aux rapports de domination des hommes sur les femmes tels qu’ils existent en Afrique.
Cette référence à des textes littéraires nous permet de voir que l’exemple du XIXe siècle n’a pas été oublié par les femmes. Mais un changement s’est produit dans ce que l’on pourrait appeler la forme, ou le style. Quelle que soit la part de fiction, il s’agit de montrer des vies de femmes, et de montrer comment ces vies ont des difficultés à s’organiser à cause du pouvoir des hommes. Ainsi l’essai de Virginia Woolf Trois Guinées (1938) a été traduit et publié à nouveau dans la plupart des pays où existe une édition féministe et il a rencontré un immense succès parce qu’il met violemment en procès un ordre patriarcal qui conduit à la guerre et au fascisme et interdit aux femmes les possibilités matérielles et symboliques d’accéder à la culture. Pourtant une nouvelle différence apparaît dans le groupe différentialiste. Alors que les pays anglo-saxons insistent sur le contenu d’attaque du patriarcat, l’école française (Hélène Cixous, Luce Irigaray) insiste beaucoup plus sur le style, ce dernier permettant d’établir, ou de rétablir un lien profond avec le corps maternel.
On se trouve donc dans une situation paradoxale. D’une part un discours féminin commun remettant en cause la « domination masculine », discours qui selon Bourdieu reste parfaitement fondé, d’autre part deux discours féminins qui s’opposent parfois assez violemment.
Dans le groupe des différentialistes, on rencontre un certain nombre de théoriciennes qui se réclament du lesbianisme. Depuis les cahiers de doléances de la Révolution Française, nous avons assisté à une montée en puissance de l’idée homosexuelle. Avec Fourier comme théoricien, mais aussi avec des personnalités comme Georges Sand, Proust ou Colette, nous avons vu que ces écrivains vivaient leur homosexualité au grand jour. D’ailleurs, pour Georges Sand ou pour Colette, il ne faut pas parler d’homosexualité, mais bien de bisexualité. Ce constat pose un important problème pour notre réflexion. Jusqu’à ces lignes, nous avons parlé d’une relation femme/homme, parfois de relation homosexuelle. Mais nous n’avons pas encore envisagé la question de la bisexualité. Qu’en serait-il de l’évolution future des rapports sociaux si chacun était, à la fois, homme et femme ?
Quand on envisage la question des sexes, on distingue l’opposition femme/homme, puis, parfois, l’opposition homosexuel/hétérosexuel. Mais on s’intéresse rarement à la notion de bisexualité, pourtant bien présente chez Freud. Ce dernier reconnaît tout d’abord l’existence d’une bisexualité à la fois biologique : bisexualité originelle des ébauches gonadiques [3] , et une bisexualité d’origine psychique : ni du point de vue biologique ni du point de vue psychologique, les caractères d’un des sexes chez un individu n’excluent ceux de l’autre. Nous tirons cette bisexualité psychique de l’histoire de notre Œdipe : Le garçon n’a pas seulement une position ambivalente envers le père et un choix d’objet amoureux pour la mère, mais il se conduit aussi en même temps comme une fille, il manifeste la position féminine amoureuse envers le père et la position correspondante jalouse-hostile contre la mère. Complexe à la fois positif et négatif, l’Œdipe développe un champ qui recouvre l’ensemble des combinaisons possibles. Il n’y a donc pas de « norme » sexuelle puisque, comme l’écrit Freud, la sexualité normale n’est rien d’autre que la sexualité utile à la civilisation. De même, Jung voit une bipolarité fondamentale du type psychologique humain à travers la distinction des représentations féminines (anima) et masculines (animus). La dualité sexuelle génétique affleure au plan de l’inconscient, et y correspond à deux références hiérarchisées en fonction du sexe dominant, chaque sexe se donnant secondairement une référence inconsciente à son opposé.
Déjà Margaret Mead, dans Mœurs et Sexualité en Océanie, avait montré que les fonctions sociales que certaines cultures attribuent aux femmes, d’autres les attribuent aux hommes, et réciproquement. Elle étudia trois ethnies habitant dans des îles d’Océanie. Dans la première, les Arapeshs, hommes et femmes avaient un comportement que nous qualifierions de féminin : tendresse, soin des enfants, peu d’agressivité. Dans la deuxième, les Mundugumors, hommes et femmes, avaient un comportement « masculin » : violence, peu de soin des enfants, sexualité exigeante. Enfin, chez les Chamboulis, il y avait bien une différence entre hommes et femmes, mais cette société considérait que c’était les femmes qui avaient une tête froide, logique. C’étaient elles qui sortaient pour aller à la pêche, tandis que les hommes restaient à la maison pour s’occuper des enfants et du foyer. En dehors des fonctions de reproduction et de nourrissage liées à l’espèce, toutes les autres fonctions sociales peuvent donc être exercées par l’un ou l’autre sexe. Ce qu’elle appelle le « sexe social » varie donc selon les cultures [4] .
Certains chercheurs vont être amenés à explorer la piste de la bisexualité. Le premier, J.Money, s’occupe d’enfants qui, à la naissance, présentent une certaine ambiguïté sexuelle. En 1955 il utilise le terme de « genre », pour désigner le fait psychologique par lequel un sujet se sent femme ou homme et se comporte comme tel-le. Ses études mettent en évidence le caractère déterminant de l’attribution du genre dans la constitution de l’identité du sujet : un enfant génétiquement mâle élevé en fille se pense fille, et un enfant génétiquement femelle élevé en garçon se pense garçon, avec une certitude absolue et irréversible, et en adoptant les comportements correspondant à son identité. Ce genre est définitivement fixé vers deux ans et demi, sauf dans les cas où les parents eux-mêmes sont trop incertains à ce sujet. Avec Money, tout lien déterministe entre concept de sexe et concept de genre est définitivement brisé. Le seul élément déterminant est l’assignation faite par la famille à tel ou tel genre. Notre genre, masculin ou féminin, fait donc partie des codes de jeux transmis par l’éducation. On m’apprend à jouer au garçon ou à la fille, plus tard, je serai garçon ou fille.
L’étape suivante sera réalisée à travers les travaux de Robert Stoller, qui s’intéresse aux transsexuels. Pour eux, le seul sexe qui compte, c’est celui auquel ils se sentent appartenir. Comme leur histoire génétique leur en a donné un autre, ils veulent être transformés. Bien qu’ayant été élevés comme appartenant à un sexe donné, ils veulent appartenir à l’autre. Certains expliquent ce choix par une pression inconsciente de certains membres de la famille. Nous n’avons pas à rechercher des causes, mais à nous intéresser aux conséquences qui remettent en cause le lien qui jusqu’ici attachait le genre et le sexe. Nous distinguons désormais l’aspect biologique, le sexe, qui distingue les mâles et les femelles de l’espèce et, en second lieu, la culture qui, à travers la notion de genre, distingue le masculin et le féminin.
Revenons aux distinctions sociales qui sont les nôtres. Dans le groupe des gens dits normaux, celui des hétérosexuels, les hommes se conduisent en hommes, les femmes en femmes. Il en va autrement dans le groupe des homosexuels. La femme pourra se conduire soit en homme, soit en femme, il en sera de même pour un homme qui se conduira tantôt en femme, tantôt en homme [5] . L’inclination sexuelle est donc différente du sexe, notion qui, on l’a vu plus haut, est devenue porteuse de nombreuses dissensions.
Un groupe de recherche avec Teresa de Lauretis, Donna Haraway, Judith Butler, Judith Halberstam aux Etats-Unis, Marie-Hélène Bourcier en France, mais aussi les lesbiennes chicanas comme Gloria Andalzua ou les féministes noires comme Barbara Smith et Audre Lorde va s’attaquer à la naturalisation de la notion de féminité. On a vu qu’en France, le groupe différentialiste, en critiquant Simone de Beauvoir, revendiquait une nature féminine, opposée à une nature masculine. J’ai déjà fait remarquer que ce concept de nature ne pouvait appartenir à la pensée de Simone de Beauvoir, la philosophie existentialiste rejetant absolument la notion d’essence, équivalent à celle de nature.
L’approche théorique de ce nouveau groupe va aller vers le point de vue qui peut paraître extrême au premier abord, mais qui me paraît le seul logique : ce sont les notions mêmes de masculin ou de féminin qui doivent disparaître. Aux Etats-Unis existait une insulte : « queer » qui signifiait « sale pédé », « sale gouine » ; ce sera désormais le nom du groupe. Se retrouvent au sein de ce groupe à la fois des gens appartenant à toutes les communautés sexuelles, orthodoxes ou hétérodoxes, mais aussi des théoriciens universitaires.
Si nous reprenons les concepts freudiens acceptés, nous découvrons que chacun de nous est homme et femme. Mais en même temps, chacun est également homo et hétérosexuel. Quand j’aime un autre, est-ce en moi l’homme ou la femme qui aime en l’autre, l’homme ou la femme, d’un amour homo ou hétérosexuel ? Cela me donne quatre façons possibles d’aimer l’autre. Si l’autre répond à mon amour, le calcul pour déterminer qui aime qui dépasse mes capacités arithmétiques.
Aux notions de sexe, ou de genre, les Queers substituent la notion de « performance » [6]. Dans l’ici et maintenant, j’appartiens au genre dont je suis en train de jouer le rôle. Une étudiante en sociologie de 25 ans, Wendy, joue au garçon En dix minutes, elle devient un mec, le temps d’une prestation ou d’une action militante. Dans un style décontracté, elle se fait Klaus : cheveux gominés, seins bandés, duvet passé au mascara pour tracer une barbe naissante. Pour quelques heures, elle s’amuse, explore sa masculinité, observe la réaction des autres. Il en est de même pour Elen 1 (24ans), une Panthère Rose et Elliott quand elle est king : Je ne me sens pas plus femme qu’homme. Quand je vais à une soirée, je mets ma barbiche, je me fais beau. Il m’est arrivé de séduire des hétéros. Je sens que l’attraction sexuelle passe par l’apparence. La barbiche suffit à séduire. Ce qui est tout-à-fait nouveau, c’est que le mouvement militant et les recherches universitaires en « gender » et en « queer studies » sont liées [7] .
De la même manière, l’étude des cultes de possession est, dans ce domaine, très instructive. Rappelons rapidement de quoi il s’agit. Dans l’ensemble des cultures, qu’il s’agisse de l’Afrique, de l’Asie, des Amériques, surtout celle du Sud, et même encore en Grèce et en Italie, existe un culte aux noms différents, mais aux rituels très proches, les cultes de possession. Ces cultes s’appellent Vodun au Benin ; Vaudou en Haïti, Candomblé, Macumba ou Umbanda au Brésil, Borameï au Cambodge. Dans ces cultes, des individus sont choisis par des « esprits » pour leur servir de corps dans lesquels ils peuvent s’incarner. Or des esprits féminins s’incarnent dans des corps masculins et réciproquement. Dans la possession ; le corps de l’individu, son XXXXXX dans le vocabulaire borameï, change de sexe, et prend toutes les attitudes du sexe opposé. Dans le culte borameï, il arrive même que la possession soit presque permanente. Dans ce cas, les deux sexes peuvent coexister en permanence dans le même corps. Si on est « agnostique » en ce domaine ; force est de constater que, depuis des siècles, des cultures permettent à des individus d’être de l’un ou de l’autre sexe sans que cela pose un problème à ces sociétés.
De même, on ne s’étonnera donc pas de voir les anarchistes adhérer à la pensée queer dans HOMMES/FEMMES - L’expérience anti-patriarcale :
Pourquoi faudrait-il remettre en question son orientation sexuelle ? Qu’y a-t-il de mal à ne pas se sentir multiple ou divisé ?
1. L’exclusivité du choix d’objet n’est qu’une apparence et c’est une limitation de l’expérience de vie.
2. Elle conforte la différenciation des rôles sexuels. Aussi longtemps qu’il y aura des homos et des hétéros, les catégories "homme" et "femme" continueront à exister. Idéalement, une société anarchiste consiste en des individus qui se développent librement et qui choisissent librement, parmi tous les possibles, des attitudes, des sentiments, des opinions sans se soucier de la présence du pénis ou du clito. Il n’y a pas de raison défendable pour sélectionner ou éliminer, à partir des caractéristiques biologiques, certaines constructions sociales, psychiques, affectives. Dans une société idéale, le sexe biologique a aussi peu d’importance que la couleur de la peau, la taille ou le poids.
3. Au contraire, l’orientation sexuelle limitative fonctionne comme une défense et une conservation efficace de la structure patriarcale.
On est donc complètement dans la suite des changements introduits par Simone de Beauvoir. Pour la philosophie existentialiste, ce n’est pas l’intention, mais l’acte qui compte, comme nous le découvrons en regardant Huis-clos. Sauf que la notion de performance, par la conscience qu’elle exige, me paraît plus proche encore de la pensée existentialiste : l’acte ne suppose pas forcément le témoin, la performance exige le regard de l’autre.
Par cette interrogation finale sur femme et homme, nous nous retrouvons au sein du monde du comédien dans ce qu’il a de plus profond, le monde carnavalesque. Ce concept, nous le devons à Mikhaïl Bakhtine qui, dans une remarquable étude sur Rabelais a montré que le carnaval consiste avant tout en un retournement des valeurs, et que, par là, il est l’antithèse de la fête officielle qui a pour objet de célébrer le pouvoir en place et de renforcer les rapports socio-hiérarchiques de la vie quotidienne.
Il me paraît indispensable de retracer le chemin parcouru. Nous sommes partis de la guerre des sexes, guerre qui continue à sévir partout dans le monde sous des formes violentes. Dans les pays de culture européenne, s’est produit à partir du XIIe siècle un phénomène particulier qui a eu une double conséquence : pour retrouver un mécanisme permettant à un individu d’être défini, sinon par un groupe, du moins par un autre individu, l’Occitanie a inventé l’amour-passion. Pour que ce mécanisme puisse fonctionner, il fallait qu’existât une égalité entre la femme et l’homme.
L’amour-passion s’est révélé n’être qu’une illusion, ou plutôt un mythe, qui réapparaît à chaque siècle, sinon à chaque génération. En revanche la question de l’égalité femme/homme a abouti, à travers de nombreux conflits d’abord philosophiques, puis politiques, à une curieuse conclusion : la seule façon de sortir de la contradiction entre une différence d’origine sociale entre femmes et hommes et une différence de nature entre femmes et hommes est de dépasser cette contradiction à partir de plusieurs éléments.
Comme l’a montré Margaret Mead, les sociétés attribuent aux femmes et aux hommes des fonctions différentes, mais une société peut attribuer aux femmes une fonction qu’elle attribue ailleurs aux hommes, et réciproquement. Margaret Mead observe même des sociétés où les différences entre femmes et hommes se réduisent à la seule différence biologique dans la reproduction.
Nous sommes tous bisexuels génétiquement et psychologiquement.
La notion de sexe appartient à l’aspect biologique qui distingue les mâles et les femelles de l’espèce, mais elle ne présume en rien de l’orientation sexuelle des individus.
La culture, à travers la notion de genre, distingue le masculin et le féminin mais, là encore, le genre et le sexe peuvent se trouver en opposition.
La solution consisterait donc à considérer que les notions de femme et d’homme ne sont pas pertinentes et les dernières recherches ont proposé d’abandonner ces notions qui renvoient à une essence, pour les remplacer par une approche dynamique.
Aux notions de sexe, ou de genre, les Queers substituent la notion de « performance » [8] Dans l’ici et maintenant, j’appartiens au genre dont je suis en train de jouer le rôle.
Mais à partir du moment où mon identité dépend du rôle que je joue, il devient nécessaire d’analyser un phénomène tout particulier, celui du théâtre. Peut-on jouer au quotidien ?