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29 décembre 2017 1917, une source d'inspiration

Dire que " la société n'est pas laïque " est une formule illégitime

Le philosophe Yvon Quiniou répond au président Emmanuel Macron, qui, lors d'une rencontre avec les représentants des six principaux cultes, jeudi 21 décembre, déclarait que " c'est la République qui est laïque, pas la société "

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Le président Macron, dans un entretien inédit et chaleureux avec les représentants des différents cultes,a affirmé que " les religions font partie de la vie de la nation " - Le Monde du 23 décembre - . Affirmation surprenante : on peut y voir un truisme, un constat d'évidence – ce qu'elle n'est pas. Bien plutôt, elle constitue une forme d'apologie des religions, la reconnaissance implicite de leur apport positif à la vie collective. Or ceci n'a rien d'un truisme et constitue au contraire une thèse tout à fait contestable et d'une rare naïveté, surtout si l'on se souvient qu'il a un minimum de formation philosophique. Car elle oublie un fait, lui incontestable : les religions, qui sont censées unir les hommes (le mot latin religare signifie " relier "), n'ont cessé, tout au long de l'histoire, de se déchirer entre elles et d'abîmer le lien social, donc la vie en société, et ce de plusieurs manières qu'Emmanuel Macron semble oublier ou ne veut pas voir.

Sur le plan intellectuel, ce sont leurs dogmes qui les ont opposées et ont opposé du même coup les communautés qui s'en réclamaient, au prix de guerres " civiles " atroces. La tolérance interreligieuse n'a guère été leur fait, mais plutôt le dogmatisme et le fanatisme, avec en plus, une haine de l'athéisme qui culmine dans l'islam comme on le voit encore aujourd'hui – haine qu'on trouvait déjà, peu le disent, dans la Lettre sur la tolérance de John Locke sur ce sujet. Donc : lien, en interne, mais rupture du lien en externe.

Et puis, tout autant, il y aura eu le combat constant qu'elles auront mené contre les sciences et les scientifiques : Bruno, Galilée, Darwin en ont fait les frais, et les avancées scientifiques n'ont été reconnues (quand elles le sont) par les Eglises que tardivement, quand elles y étaient contraintes et forcées par leur évidence reconnue ! Or ici, en dehors de la désunion intellectuelle, elles auront tenté de retarder tous les progrès dans la vie sociale que les sciences et les techniques ont apportés et qu'il est inutile de citer longuement : maîtrise de la nature, maîtrise du corps humain, amélioration concrète de la vie quotidienne, etc. Si c'est cela faire partie (au positif, donc) de " la vie de la nation ", bravo au président Macron pour son inconscience la plus totale ! Même Paul Ricœur, son maître soi-disant, n'en reviendrait pas.

DIAGNOSTIc critique

Quant à la dimension pratique des choses, le bilan des religions est encore plus accablant. Elles n'auront cessé de soutenir les pires pouvoirs politiques, de la monarchie " de droit divin ", avec ses inégalités criantes, aux diverses dictatures du monde contemporain. Rousseau ne dénonçait-il pas déjà l'appui que la référence à ce " droit divin " apportait aux pires injustices en les sacralisant ? Tout autant, elles auront constamment fait obstacle aux conquêtes sociales qui ont marqué et fait progresser notre vie collective depuis 1789 : république, droits de l'homme, égalité de la femme et de l'homme, mais aussi progrès nombreux des mœurs, acceptation du divorce, liberté sexuelle, valorisation du corps et de la vie sensible contre leur négation au nom d'une conception " moralisante " de la vie, littéralement mortifère.

Certes, ce bilan historique autant que politique n'est pas que catastrophique. Si on laisse de côté la question de la foi intime, les religions ont pu avoir des effets bénéfiques sur la vie sociale : formes concrètes de charité et de dévouement et, surtout, des éléments éthiques ou moraux, issus des Evangiles, qui ont pu jouer un rôle positif au sein des rapports interhumains et dans de brèves tentatives de transformations sociales. Ce fut le cas lors de la Guerre des paysans (1524-1526) en Allemagne avec Luther, durant l'épisode des prêtres-ouvriers en  1968, ou encore avec la théologie de la libération en Amérique latine, vite étouffée ou censurée, y compris avec l'aide de notre pape actuel.

Mais au total, leur bilan humain et donc leursens socialsont bien très largement négatifs et il ne faut ni l'oublier ni, du coup, favoriser l'expansion des religions ou stimuler la religiosité ambiante par de pareils propos ou attitudes venant du chef de l'Etat. A-t-il conscience, aussi, qu'il n'a pas le droit de dire que " la République est laïque, pas la société " ? Cette formule est illégitime au regard de notre Constitution, selon laquelle nous vivons dans une " République une, indivisible, laïque et sociale " – la laïcité concernant donc aussi la société et lui évitant des divisions communautaristes qui freinent l'émancipation de la vie sociale : aucune religion n'a le droit d'imposer socialement ses croyances et son culte aux citoyens.

Au final, on est un peu stupéfait par ces propos d'Emmanuel Macron, même si l'on sait par ailleurs qu'il se dit " habité par la transcendance ", ce qu'il ne devrait d'ailleurs pas déclarer publiquement, car il rompt ainsi le pacte de neutralité qu'il devrait observer en tant que chef d'Etat ! Stupéfait, aussi, car il devrait se souvenir du diagnostic critique que tous les grands penseurs ont pu faire de la religion : Spinoza, Hume, Kant, Rousseau, en tant que philosophes partisans de la rationalité et du libre examen, puis les esprits de type scientifique du XIXe et du XXe siècle comme Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud. Leurs approches sont différentes (psychologique, sociale, biologique, psychanalytique) mais, sur ce sujet, complémentaires.

On peut les résumer en disant que, au-delà de l'explication humaine de l'origine des religions, ils ont dénoncé leurs effets désastreux sur la vie des hommes, y voyant une source d'aliénation, contribuant à empêcher les êtres humains de réaliser toutes leurs potentialités de vie. Est-ce cela, Monsieur le Président, que vous approuvez et même valorisez… ou alors êtes-vous dans le subtil calcul politicien, les croyants étant aussi des électeurs ?

Yvon Quiniou

© Le Monde

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